Sink Tank #14 : Eric Hazan

La ligne de partage entre ce qui peut se régler ici et maintenant et ce qui relève d’un échelon plus élevé est souvent facile à tracer. Pour la santé publique, par exemple, on voit bien ce qui relève du lieu : la bonne distribution des dispensaires, des services d’urgence, des différentes spécialités hospitalières, la manière non autoritaire d’amener des praticiens dans les « déserts médicaux », de pallier le manque éventuel d’infirmières, d’anesthésistes, de sages-femmes… Du temps du capitalisme démocratique, c’était impossible car, disait-on, il n’y avait pas de crédits pour le faire.

Mais dès le moment où la santé cessera d’être un grand centre de profits, où la conduite des choses sera confiée à celles et ceux qui auront choisi d’y travailler, tout changera. Ce n’est pas de l’angélisme : après la révolution cubaine, on a vu la médecine de ce pays devenir la meilleure d’Amérique latine, la mortalité infantile baisser au niveau des pays industriels, le tout sans injection particulière de crédits.
Allons plus loin. Si l’hôpital n’est plus considéré comme une entreprise, s’il est rendu à sa destination première d’outil commun, de grands changements sont imaginables. On supprimera les postes parasites, monteurs de budgets, évaluateurs de normes, pointeurs de rentabilité. On soulagera le personnel médical et infirmier des tâches administratives dont on les a accablés depuis plus de vingt ans. La direction de l’hôpital sera confiée à une petite équipe, renouvelée tous les ans, composée d’infirmières et d’infirmiers, de médecins, de patients et de cette part du personnel hospitalier confinée jusqu’ici dans des rôles subalternes alors qu’elle sait mieux que quiconque ce qu’il faut pour que chacun soit bien soigné. On luttera contre la division du travail en faisant participer l’ensemble du personnel aux travaux non « nobles » – nettoyage, stérilisation, brancardage…- et en facilitant l’évolution dans les carrières et le passage des métiers de soin vers les métiers médicaux. Cette révolution culturelle de l’hôpital se fera avec l’appui de la population locale, heureusement surprise d’être désormais accueillie et non rudoyée dans des files d’attente désespérantes. On peut même espérer que l’hôpital cessera un jour d’être la place forte d’où s’opère la médicalisation des populations, qu’il diffusera autour de lui l’art délicat de traiter ses bobos et ceux de son voisin, d’appréhender la douleur, bref la disposition au soin qu’il monopolise depuis si longtemps.

Mais partout où règne le capitalisme démocratique, la santé publique est aujourd’hui rongée par une sorte de cancer qui ne peut pas être traité localement : la domination de l’industrie internationale sous deux de ses formes les plus prospères et les plus agressives, la pharmacie et l’imagerie médicale. Elles s’associent pour creuser le fameux « trou de la Sécurité sociale » qui sert d’argument pour justifier la dégradation de la médecine des pauvres.
Exproprier, nationaliser ou transformer en coopératives ouvrières les branches des grandes firmes pharmaceutiques allemandes, suisses ou américaines et un minimum insuffisant. C’est l’ensemble de leur production qu’il faudra scruter pour éliminer les milliers de médicaments inutiles qu’une propagande mensongère, véhiculée auprès des praticiens par ces représentants de commerce que sont les visiteurs médicaux, nous fait avaler à longueur d’année. Sélectionner dans cet immense déballage ce qui est à garder, déterminer et répartir les axes de recherche, c’est une affaire de spécialistes qu’il faudra choisir avec soin et surveiller en ayant en tête les errements des « agences de médicaments », partout contaminées par leurs contacts incestueux avec l’industrie pharmaceutique.
Pour l’imagerie médicale, la difficulté est peut-être plus grande encore car il s’agit de dissiper des croyances magiques. En diffusant leurs images spectaculaires dans les revues médicales et la presse générale, les firmes internationales qui fabriquent scanners, échographes et autres appareils d’IRM (imagerie par résonance magnétique) ont réussi à répandre l’idée que des coupes du corps souffrant, si elles sont suffisamment précises et rapprochées, montrent forcément l’origine du mal. Cette mystification a deux conséquences. D’une part, elle permet de vendre dans le monde entier des milliers d’appareils immensément coûteux qu’il s’agit de faire tourner pour les rentabiliser – d’où la part importante des images, pour la plupart inutiles, dans le « trou de la Sécurité sociale ». (En France, dans l’échelle des revenus médicaux, les plus haut placés sont les radiologues, appellation qui regroupe ceux qui ont acquis de tels appareils et les confient à des « manipulateurs » mal payés et peu considérés.) D’autre part, la magie des images détourne de la bonne médecine dont l’essentiel se fait avec la parole, les yeux, les mains et quelques outils simples. Sans refuser le progrès, on peut rappeler ce qui devrait être une évidence : entendre patiemment la plainte, examiner le genou, palper la rate, écouter les poumons, ce sont des gestes efficaces et qui ne coûtent rien. Mais ils prennent plus de temps et demandent plus d’attention que la prescription d’un scan – réclamé par le patient, tant est puissant le marketing des imagiers. C’est toute une nouvelle conception de la médecine qu’il faudra propager tant parmi les médecins que parmi les patients, car une fois les industriels mis hors d’état de nuire, les appareils resteront en place pour de longues années.

Avec la santé publique, on voit se dessiner une tendance qui se retrouvera sans doute ailleurs, aussi bien dans l’agro-alimentaire que dans la recherche scientifique : pour créer l’irréversible, c’est à l’échelle locale que naîtront les idées nouvelles, que s’inventeront des solutions inattendues, tandis qu’aux niveaux supérieurs on s’attachera surtout à effacer les séquelles du monde ancien.
Eric Hazan, Premières mesures révolutionnaires

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