Dazibao #41 : Starobinski

Faut-il soulever ici un problème d’influence ? Kafka sans nul doute a lu Dostoïevski, comme il a lu Kierkegaard. Et s’il fallait chercher une ascendance spirituelle pour Le Procès, il faudrait nommer à la fois Crainte et Tremblement et Crime et Châtiment. Mais l’œuvre de Kafka revendique son indépendance ; il peut y avoir filiation, mails il n’y a pas d’imitation. Rien n’est irritant comme cette critique qui n’invoque les sources que pour se débarrasser d’une originalité trop encombrante. Au reste, avant toute influence littéraire, il faudrait nommer la tradition rabbinique, dont les subtilités dialectiques se retrouvent jusque dans la structure formelle de la phrase de Kafka.Résultat de recherche d'images pour "kafka dostoievski"

Kafka et Dostoïevski sont des écrivains qui construisent (ou détruisent) le monde à travers le tourment personnel de leur vie. Ce tourment – auquel ils n’ont jamais cessé de se reprendre – constitue leur destin. Ils ne lui ont rien refusé, ils n’ont rien voulu mettre à l’écart : ils ont été comblés de destin. Toute leur vie ils ont été aux prises avec quelque chose (ou quelqu’un), et ils n’étaient pas de ceux qui peuvent lâcher prise à volonté. Lutteurs, non de la race des adroits, mais des obstinés. Manquant toujours de quelque chose : manquant de preuves, manquant de réalité, manquant de Dieu. Cherchant un appui pour lutter, et le cherchant jusque dans leur adversaire qui fut tantôt Dieu et tantôt des dieux, celui qui se trouve « pris au filet du destin », est l’objet d’une étrange vénération de la part de ceux qui l’approchent : les dieux l’ont frappé, et leur colère agit comme la grâce, elle communique la sainteté. La victime devient personnage sacré. Kafka et Dostoïevski sont, au degré absolu, les figures sacrées de la littérature moderne. Il en est peu d’autres.

La ressemblance commence entre eux à partir de l’impossibilité de recevoir un dénominateur commun. Leur vraie similitude est dans le drame qui les isole. Il ne faut donc pas s’attendre à des coïncidences superficielles. Les analogies, au niveau profond, ne seront pas immédiates, mais transposées, comme d’une tonalité à une autre, très éloignée. Des symboles identiques n’apparaîtront pas dans la même lumière : ils auront été modifiés par un coefficient d’originalité personnelle irréductible. Mais, si l’on considère avec assez d’attention la parenté qui rapproche les principaux thèmes conducteurs de l’œuvre de Kafka et de l’univers romanesque de Dostoïevski, on y trouverait de singulières preuves en faveur de l’universalité et de l’ubiquité des « archétypes » de l’imagination ; on devinerait, au niveau de la plus grande solitude, une réceptivité ouverte à l’influence des conditions spirituelles d’une époque ou d’un état de civilisation. Et cette vulnérabilité à l’égard de « l’inconscient collectif » sera peut-être d’autant plus considérable qu’elle viendra suppléer aux communications rompues en surface par une conscience qui se replie dans sa solitude.

Pourtant, les dissemblances ne manquent pas, et d’abord dans la vie même. Le bagne, la table de jeu, le mariage : c’est là une somme d’expériences et de passions que Kafka n’a point connues, ce sont des risques qu’il n’a pas encourus. Il est demeuré en deçà. Sa part d’épreuve paraît avoir été moindre. Pour toute maison des morts, il n’a hanté que les grands bâtiments administratifs. Mais ils ont été pour lui l’équivalent d’une maison des morts ; il les a éprouvés comme un bagne. Ainsi pour tout le reste : je vois Kafka partout moins engagé, moins tourné vers les choses, moins malmené par la nécessité matérielle – mais dans les situations les moins comparables. Ce qui les rapprocherait davantage, c’est l’atteinte de la maladie, c’est le mal physique, qu’ils tentèrent l’un et l’autre de vaincre en le transposant sur le plan de l’expression. On peut admettre que la maladie a été pour eux un agent de sensibilisation, détruisant certaines défenses ou certaines résistantes qui préservent l’homme « normal » d’un excès d’angoisse. Ce qui les rapproche encore, c’est le conflit avec le père, où se noue le tourment principal de leurs années de jeunesse, et où se surajoute la relation dramatique avec une autre figure paternelle, celle de Dieu.

Au départ de ces deux œuvres, il y a une situation d’exil. Kafka appartient à un peuple exilé, mais à l’intérieur de l’exil d’Israël il est encore une fois exilé. L’exil de Kafka est à la seconde puissance ; c’est un exil dans un exil. Dans sa langue – qui est l’allemand, langue d’exil –, les objets et les événements désignent de loin une réalité absente qui ne peut être nommée : le symbolisme de Kafka n’est pas un moyen littéraire, mais une figure de l’exil. Pour Dostoïevski, le peuple russe est un Messie en exil, encore séparé de lui-même par le péché, et séparé du monde occidental par la faute d’un « esprit européen » qui ne reconnaît plus les valeurs religieuses transfigurantes. Dostoïevski, déporté au bagne, a donc été lui aussi un exilé au sein d’un peuple exilé.

Pour un certain public, Kafka et Dostoïevski se ressemblent par la qualité identique du malaise qu’ils imposent à leur lecteur. Les honnêtes gens effarouchés n’ont pas manqué de crier au morbide, et de mettre sur le compte de la « déformation pathologique » les éléments inquiétants dont il valait mieux contester la vérité plutôt que de perdre la tranquillité de l’esprit. Comment survient ce malaise ? Dans un univers qui semble offrir toutes les garanties de ressemblance avec le nôtre, les éléments familiers cessent de figurer des repères rassurants, ils ne nous protègent plus, nous ne pouvons plus compter sur eux. La vigilance qui se voulait la plus lucide se trouve prise constamment en défaut et doit reconnaître qu’elle équivaut à un état de sommeil. Dans le monde de Kafka et Dostoïevski, le geste le plus machinal tire à conséquence hors de nos prévisions, alors que toute notre sécurité habituelle se construit sur l’hypothèse d’un certain nombre d’actes dont nous croyons entièrement dominer les conséquences.

Ce malaise, dans ses retentissements derniers, ne met pas en cause seulement la structure de la réalité quotidienne, il exacerbe en nous les interrogations touchant au sens de l’existence : l’interrogation sur l’absence de Dieu, l’interrogation sur la justice. La réponse attendue demeure en suspens, enveloppée de silence, tandis que la question pèse et persiste de tout son poids. Ce suspens détermine la tension interne du récit. Chez ces deux romanciers qui se défendent de devenir des philosophes spéculatifs, le problème métaphysique n’est pas surajouté au récit, il ne sert pas à éclairer le récit, pas plus que le récit n’est destiné à illustrer le problème. Au contraire, profondément mêlées et enchevêtrées dans une matière dense et triste qui est leur milieu vital, l’anecdote et la signification spirituelle du récit reçoivent l’une de l’autre une sorte d’opacité qui résistera à tout essai d’interprétation systématique ou de traduction rationnelle. Nous sommes en présence d’événements concrets, et nous pressentons que ces événements veulent dire quelque chose : il est difficile d’en savoir plus long. Impénétrable, mais secrètement allusif, le fait brut ne se laisse lire ni comme un signe transparent, ni comme une donnée objective inerte. Le symbole est évident, mais il est trop lourdement matériel pour n’être que symbole ; le réalisme est manifeste, mais il est trop traversé d’allusions spirituelles pour n’être que réalisme.

Parmi les personnages de Dostoïevski, il n’en est presque aucun qui ne s’efforce d’élucider ses propres énigmes. Ils ont hâte de s’expliquer eux-mêmes et de se formuler. A mesure qu’ils échappent à leurs prévisions, ils prétendent se dominer et se posséder. Dans leurs monologues ou dans leurs dialogues, ils cherchent fiévreusement le secours de la raison et de la logique ; ils veulent régler leur vie sur quelque « grande idée ». On les trouve préoccupés des plus vastes sujets : métaphysique, morale, théologie, sociologie, histoire… Ils sont hantés, presque tous, par les problèmes de l’époque, auxquels ils cherchent à toute force des solutions. A la longue, ce souci devient inséparable de leur vie.

Rien de pareil chez Kafka. L’intellectualité est une dimension qui manque totalement à son univers romanesque. Une connaissance de soi est ici proprement impensable : jamais l’on ne parvient à se mettre en question d’une façon qui permette d’espérer quelque dépassement décisif. S’il est certain que Kafka cherche à se connaître à travers ses héros, ceux-ci en revanche n’ont jamais le pouvoir de s’interroger eux-mêmes sur l’essentiel. Ils sont toujours à côté. Ils ont beau scruter les infinies éventualités matérielles qui s’offrent à eux, ils demeurent toujours en deçà de la vraie question. Ils habitent un monde où nulle possibilité intérieure n’a jamais lieu. Ils vivent d’éventualités ; ils comptent sur la transformation des circonstances et non sur leur propre transformation. Ils ne songent pas à se changer eux-mêmes ; ils se contentent d’espérer que « ça changera ». Personne ne peut ici bouleverser son avenir, personne ne peut songer à un progrès efficace ou à une conversion morale. Ceci ne se produirait que si la conscience parvenait à se représenter ses propres possibilités : il y faut l’emploi d’une liberté inconditionnelle. Or telle n’est précisément pas la situation des personnages de Kafka, qui sont toujours en état de liberté restreinte. Il semble que toute forme plus complète de la liberté menacerait de lézarder la cohérence matérielle de cet univers dont l’homogénéité seule garantit l’existence. De la réflexion morale sur soi-même, le héros de Kafka ne peut rien attendre ; il n’en connaît même pas le chemin. Pour les personnages de Dostoïevski, au contraire, c’est dans les bouleversements de conscience que se produiront les événements capitaux. (…)

Mais, si âpre et si acharné que soit chez Dostoïevski le débat intellectuel, jamais les personnages ne parviennent à élucider totalement leur caractère ou leur destinée. Il y a des régions d’eux-mêmes que n’atteint pas leur tentative d’explication, et il y a des zones dont l’auteur ne pourra jamais nous parler explicitement, faute d’y pouvoir lui-même porter la lumière. Dans ces personnages, la part de l’ombre demeure entière. Ce qu’ils sont dépasse constamment ce qu’ils affirment. Nous pressentons toujours que tout n’est pas dit sur leur compte. Ils sont capables de ruptures surprenantes avec eux-mêmes. Ils tiennent en eux des acteurs inconnus qui peuvent subitement entrer dans l’action et changer la direction du drame. L’ombre, chez Dostoïevski, s’oppose à la lumière et lui fait contraste. Les parties éclairées sont soutenues par de larges espaces obscurs, à la manière de Rembrandt. Chez Kafka, la part de l’ombre n’est pas moindre, mais il semble que la lumière et l’ombre se mélangent au lieu de s’affronter. Le résultat est un lumière exacte, également répartie, mais sans éclat, tamisée par une brume imperceptible ; un éclairage éternellement identique, une grisaille continue, mais où tout s’inscrit en évidence, et où, comme dans certains délires, les différences du jour et de la nuit tendent à s’effacer…

Jamais, chez Kafka ou chez Dostoïevski, le mystère n’est obtenu artificiellement. Il est fait de ce que l’auteur lui-même ignore et redoute. Il est impossible d’invoquer les astuces de la technique romanesque, dont la plus connue est l’escamotage de certaines données que le romancier, tout en les connaissant parfaitement, retient par-devers soi. Si l’ombre intervient ici, ce n’est pas que l’écrivain s’emploie à diminuer volontairement la part de lumière, c’est qu’il ne peut, malgré tous ses efforts, étendre la clarté au-delà de certaines limites. Rien de factice dans les grandes « inconnues » qui hantent les romans de Kafka et Dostoïevski ; ce sont des limites essentielles, ce sont parfois des risques de folie.

Ces inconnues, c’est dans le caractère que Dostoïevski nous les fera appréhender. Elles sont presque exclusivement d’ordre psychologique : elles déterminent des mutations brusques dans le comportement des personnes du drame ; elles commandent des sautes d’humeur incompréhensibles, de brusques révélations illuminantes, des inconséquences, des renversements affectifs d’une bouleversante soudaineté. Il suit de là que jamais nous ne pouvons être sûrs d’un caractère, jamais nous n’en tenons une définition qui ne soit sujette à révision totale, jamais nous ne sommes en possession des mobiles derniers. On remarquera en revanche, chez Kafka, l’absence complète d’une psychologie de caractère. L’intérêt se porte sur le nœud complexe de la situation, et non pas sur le caractère. Les éléments psychologiques sont à peine indiqués. L’inconséquence, qui apparaît par surprise dans la conduite des personnages de Dostoïevski, semble s’être étalée et dissoute uniformément dans le comportement des héros de Kafka : elle en devient invisible. Aucun événement éruptif dans ces existences, aucun bouleversement intérieur, rien qui surgisse par accès. L’orgueil ni l’humilité, la souffrance ni la joie n’ont de place ici. Les phénomènes affectifs ne prennent jamais la valeur d’événements. Et quand apparaît l’expression d’un sentiment, rien à travers lui ne semble jamais se libérer, rien à travers lui ne trouve le contact d’autrui. Le sentiment ne peut rien produire de décisif. Chez les personnages de Kafka, l’affectivité est inerte, comme frappée de mort. Au surplus, jamais l’action ne cherche sa règle dans la qualification morale. Il n’est question ni de vices ni de vertus ; sommes-nous en deçà ou au-delà du bien et du mal ?

De fait, il suffit de se reporter au Journal intime de Kafka pour s’assurer que le problème du mal n’est pas perdu de vue un seul instant. L’erreur serait de croire que l’absence des termes éthiques du vice et de la vertu entraîne la disparition de la notion religieuse du bien et du mal. Le mal, chez Kafka, ne se localise pas dans tel acte particulier ; le péché ne s’attache pas à telle circonstance où l’on aura mal agi ; il est une situation permanente, il entre en composition homogène dans la condition de l’homme. Nous sommes à un degré de profondeur où il ne saurait plus être question de considérer le mal dans telle incidence psychologique individuelle : il se révèle et il se dissimule dans tous les objets de cet univers ; il est un état indéfectible.

Rien ne révélera mieux les analogies et les dissemblances que la confrontation du Procès et de Crime et Châtiment. Il est bien évident que la culpabilité est l’agent moteur de ces deux œuvres, où la marche au châtiment est implacablement agencée, malgré toutes les tentatives de justification ou de dissimulation. Le coupable finit par être lié dans sa faute de telle façon que l’idée de la fuite ne parvient même plus à se faire jour. Une exigence sourde – de nature masochiste, diront les psychanalystes – impose l’expiation. L’on trouvera d’autres analogies dans certains détails matériels précis, dont le pouvoir de signification (ou de symbole) est extrêmement efficace : Raskolnikov et Joseph K. habitent tous deux en meublé, chez une logeuse. Cette situation est presque constante chez Kafka comme chez Dostoïevski : aucun des personnages principaux ne possède un intérieur inaliénable, une demeure où il puisse se considérer « chez soi » ; l’on peut être jeté dans la rue d’un moment à l’autre, et quand ce n’est pas une logeuse qui vous chasse, c’est votre père… Je vois un autre point commun : ce « surnaturalisme » halluciné qui accompagne la description des immeubles, qui sont de mystérieux acteurs immobiles. Nous sommes dans un monde où l’espace n’est jamais libre, il y a partout des obstacles à vaincre, des portes à franchir. On retrouve dans les deux romans une même hantise des escaliers sinistres et des chambres trop étroites où l’âme étouffe. Voyez la scène où Raskolnikov se rend au commissariat de police : bizarrement situé au troisième étage d’un bâtiment locatif ; il lui faut gravir avec angoisse un « escalier couvert d’ordures, empuanti par les exhalaisons que vomissaient les cuisines ouvertes sur chaque palier ». Mais Joseph K., pour son premier interrogatoire, doit aussi monter – à travers des haltes et des hésitations infinies – jusqu’aux étages supérieurs d’une étrange bâtisse, en passant par un escalier sur lequel « toutes les portes étaient ouvertes pour permettre aux enfants d’aller et de venir. Elles laissaient voir en général de petites pièces à une fenêtre qui servaient de cuisine et de chambre à coucher… ». Peut-être ce mouvement d’ascension vers la justice est-il le produit d’une « imagination dynamique » où s’exprime une formule mythique très lointaine ; la même exigence mythique, toute irrationnelle, n’aurait-elle pas commandé l’usage ancien de la justice rendue sur un haut lieu, au terme d’une marche ascensionnelle ou d’un calvaire. Kafka et Dostoïevski ne se sont probablement pas doutés qu’ils reprenaient pour leur compte cette « symbolique » ancienne : elle s’est imposée à eux, comme s’impose le déroulement d’un rêve obsédant.

Mais le lecteur aura tôt fait de relever les différences majeures : tandis que Dostoïevski développe, dans un cas concret, toute une psychologie de la criminalité, partant des mobiles déterminants de la faute, aboutissant aux circonstances intérieures de la « régénération » du coupable –, Kafka s’en tient à la seule donnée extérieure de l’inculpation, à la seule situation du prévenu en face des puissances inaccessibles qui disposent de son sort. Nulle allusion à la nature de la faute, nul intérêt porté aux sentiments du « coupable », point de motivation consciente ou inconsciente : celle-ci semble faire l’objet d’une constante élision. Chose singulière, l’art de Kafka, l’un des plus « intérieurs » qui soient, se défend de porter l’accent sur la moindre « réalité intérieure ». Peut-être est-ce là le propre de toute forme mythique : le héros est une force intérieure en acte, il n’a point à chercher dans sa conscience une représentation de lui-même, il n’appartient plus à un monde psychologique où l’on se juge et où l’on se met en question. Le destin des héros de Kafka figure le drame intérieur, et ceci explique qu’ils ne paraissent jamais éprouver leur propre dimension interne ; le personnage de Kafka ne se penche pas sur ses rêves, il est rêvé. Il est lui-même un signe si profond qu’il ne peut s’imposer d’approfondissement ultérieur : il n’est jamais capable de prendre possession de soi par sa propre méditation. Nous sommes dans le psychique matérialisé, présence du psychique et du psychologique, de l’image rêvée et de la réflexion sur le rêve tout ensemble. Tout se passe donc comme si l’univers hétérogène et « pluridimensionnel » de Dostoïevski s’était réduit chez Kafka à une seule dimension homogène, par un processus de dérivation analogue à celui qui en mathématique nous fait passer de la fonction primitive à la fonction dérivée. Le monde de Kafka, par rapport au monde éruptif de Dostoïevski, semble être une transcription atonale et feutrée, un équivalent elliptique.

Mais est-ce à dire que les héros de Kafka deviennent pour autant moins réels et moins vivants, privés qu’ils sont de cette intellectualité et de cette affectivité qui provoque chez les personnages de Dostoïevski les réactions d’écorchés vifs ? La perte de réalité que paraissent subir les personnages de Kafka n’est pas un amoindrissement ou un amenuisement de leur présence concrète ; ils ne s’évanouissent pas dans une inconsistance fantomatique : ce n’est pas un passage à une réalité inférieure, quoi qu’en laisse supposer le thème de la Métamorphose. L’accent est porté sur une « réalité supérieure », laquelle est absente, ou établie au-delà de notre portée. Dans l’abaissement que semblent subir les personnages de Kafka, c’est toujours cette réalité transcendante qui est visée, et c’est toujours par l’exigence de l’absolu qu’est dénoncée l’absurdité de l’effort humain.

Inaptes à toute « problématique » intellectuelle, il n’empêche que les héros de Kafka raisonnent et discutent à perte de vue – mais toujours sur une donnée accidentelle et limitée. Leur pensée ne paraît capable d’aucune généralisation extensive. Le maximum d’intelligence dialectique vient trouver son point d’application sur un sujet qui réunit les conditions de l’absolue singularité. Pour en donner un exemple, nous pourrions confronter deux longs monologues : le Terrier, et la première partie des Mémoires écrits dans un souterrain. Alors que le personnage de Dostoïevski, passant constamment de la confession à la dissertation d’idées, entreprend de vastes spéculations sur la situation de l’intellectuel et sur le rôle de l’intelligence dans la société moderne, l’animal évoqué par Kafka s’abandonne à une monotone réflexion sur un seul sujet : la sécurité que doit lui assurer sa construction. On ne saurait donc imaginer plus radicale différence dans la mise en œuvre du thème. Mais, dans la donnée « psychique » et dans la signification dernière, ces deux textes offrent des coïncidences saisissantes. Ils ont en commun l’expression de l’infériorité (vivre dans le sous-sol, au-dessous du niveau naturel de la vie des autres, dans le refus de toute communauté), l’irrépressible déroulement d’une méditation solitaire qui n’en finit pas d’accumuler les griefs contre soi-même ; enfin, l’intervention simultanée du désir de construire et de la hantise de détruire. Or ces notions, qui sont chez Kafka des images conductrices permanentes, apparaissent chez Dostoïevski sous la forme d’idées incidentes, mais assez violentes pour jeter une brusque lumière sur le déroulement entier du récit : « L’homme aime à construire et à tracer des routes ; c’est incontestable. Mais d’où vient qu’il aime aussi passionnément la destruction et le chaos ? » Dans une situation identique, alors que Dostoïevski s’efforce de formuler une pensée, Kafka nous garde enclos à l’intérieur d’un mystère d’images qui signifient sans formuler.

« J’ai mon souterrain », déclare le héros de Dostoïevski. « J’ai construit mon terrier », proclame l’animal solitaire de Kafka… « Je suis une vermine », s’écrie Raskolnikoff. « – un matin, Grégoire Samsa se réveilla transformé en une monstrueuse vermine. » Voici donc deux thèmes que Kafka semble avoir pris au mot dans une métaphore proposée, comme au hasard de la locution, par Dostoïevski. Métaphore d’un instant chez le romancier russe ; métaphore soutenue et développée en récit par Kafka jusque dans ses dernières conséquences.

Dans une lettre, Dostoïevski écrit, parlant des Frères Karamazov : « la question principale qui sera poursuivie dans toutes les parties de ce livre est celle même dont j’ai souffert consciemment ou inconsciemment toute ma vie : l’existence de Dieu. » La même question fera l’angoisse de Kafka, mais il n’y aura personne, dans les fictions de celui-ci, pour désigner Dieu par son nom : pour la raison même qui veut que dans le mythe les problèmes intérieurs soient figurés et non discutés. Toute l’œuvre de Kafka n’est en fait qu’une seule et vaste ellipse, indiquant Dieu dans le lointain et le refusant – ce Dieu qui ne peut être nommé en raison tout à la fois de sa grandeur et de son absence.

Il existe, dans l’œuvre de Dostoïevski, des hommes qui se vouent à Dieu et qui invitent leurs frères au salut. Le starets Zossima en est la figure exemplaire. Mais cet appel vers Dieu sera contrebalancé violemment : d’abord par l’athéisme des personnages noirs, avec lesquels Dostoïevski garde peut-être des complicités secrètes ; ensuite par ce doute, dont Aliocha ne peut repousser l’assaut au cours de la terrible veillée funèbre. Il n’y a pas de miracles ; tout se passe comme si Dieu n’existait pas… De fait, l’absence de Dieu pèse chez Dostoïevski d’un poids tout aussi lourd que chez Kafka. Ce monde orageux est recouvert d’absence à la manière dont le paysage du Château est recouvert de neige.

Mais dans ces univers dédaléens hantés par l’absence, quel étrange relief prennent les choses présentes ! Quelle prodigieuse évidence éclaire les objets concrets. Je pense à cette tapisserie qui se détache du mur dans la chambre de Raskolnikov, à cette mouche qui voltige dans la pièce où repose le cadavre de Nastasia Philippovna. Et chez Kafka, qui ne revoit ces portes, ces fenêtres, ces couloirs dessinés avec l’exactitude et la solidité de la constatation qu’il est impossible de révoquer en doute. Mais ces objets si nets prennent aussitôt une figure hostile et absurde. Tels qu’ils nous apparaissent, leur présence inéluctable et massive ne fait qu’aggraver davantage l’absence de cet Autre dont ils sont la contradiction et dont ils occupent la place.

in La Beauté du Monde

Laisser un commentaire